Jamais enfant ne fut plus photographié, et si l'on songe que
toutes ces photographies ont été faites en studio, on peut
affirmer qu'Henri était très tôt un familier de la
photographie et des studios encombrés de tout le bric-à-brac
du matériel.
C'est l'époque de sa légende dorée, avant qu'un sort
jeté ne vienne transformer cet enfant souriant, beau, vif, comblé,
heureux, en un être disgracieux et souffrant. Epoque où il
est pour tous "petit bijou" ou encore en langue d'oc "bébé
lou poulit" (le joli bébé). Le regard, la présence
retiennent déjà l'attention.
Puis, brusquement, les accidents : il chute sur le parquet du grand salon
à Albi (30 mai 1878) et l'année suivante à Barèges
dans une ravine peu profonde. A chaque fois fracture du fémur, le
gauche puis le droit, le sort s'acharne sur ce corps, les jambes cesseront
de grandir
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Henri à 12 ans (au centre) en compagnie de l'oncle Charles
(à gauche) et de son père Alphone, un faucon au poing,
au Château du bosc |
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La silhouette est déjà campée, buste long et jambes
courtes. La démarche sera claudicante, il doit se servir d'une
canne ("mon crochet à bottines" plaisante-t-il). Tout
aussi terrible peut-être, sa face se déformera, des lèvres
immenses et boursouflées, un nez trop gros et épaté
achèveront de bouleverser la physionomie de "petit bijou",
seuls les yeux resteront admirables malgré la myopie et le pince-nez.


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Photo de famille
Été 1896 au Bosc. On pose dans la cour intérieure
du château. Henri cet été-là séjourne
au Bosc chez ses deux grands-mères, les « Bonnes-Mamans
» comme on les appelle dans la famille. Elles sont soeurs
et les dernières à porter ce nom de du Bosc donné
par cette vieille terre rouergate, il y a plus de sept siècles.
On les aperçoit assises toutes deux côte à côte.
Gabrielle, à gauche, l'aînée, a épousé
le comte Raymond de Toulouse-Lautrec ; Louise a épousé
Léonce Tapié de Celeyran. A cette époque elles
sont veuves toutes les deux. Henri est assis un peu à l'écart
au premier plan, son chapeau très soigneusement posé
sur ses jambes, les autres hommes ont gardé les leurs sur
la tête. Il est aussi le seul homme adulte assis, vu sa taille
il pose avec les enfants. État d'infirme au long buste, aux
jambes courtes (1,52 m) auquel en toute occasion il se trouve confronté.
A côté de lui Marie Tapié de Celeyran, sa cousine
germaine, elle est alors âgée de quinze ans. Henri,
lui, a trente-deux ans (il lui reste cinq ans à vivre). Aux
pieds de « Bonne-Maman Gabrielle » le fidèle
Tuck, le bull dont Henri fera plusieurs dessins (notamment une lithographie
pour un menu, à l'occasion du mariage d'Emmanuel Tapié
de Celeyran, son cousin). Assis, les petits frères de Marie
Tapié de Celeyran, Alexis, le benjamin et Olivier adolescent
encombré de ses longues jambes. Au second rang, juste derrière
Marie Tapié de Celeyran, sa soeur Geneviève dite Bibou
(l'époque adore les surnoms et autres diminutifs) puis les
deux grands-mères déjà citées, ensuite
une autre soeur de Marie Tapié de Celeyran, Béatrix,
elle est la filleule d'Henri qui fera son portrait au fusain. A
côté, sa belle-soeur, épouse de son frère
Emmanuel, née Marie-Thérèse des Cordes, nous
verrons Henri faire son portrait au Bosc. A côté, dans
sa voiture d'infirme, une autre soeur qui porte le prénom
étrange de Fides. Au troisième rang derrière
Henri une autre belle-soeur, Elizabeth de la Valette qui a épousé
le frère aîné, Raoul, puis encore une autre
soeur, Germaine, qui deviendra plus tard la comtesse d'Anselme (Henri
a peint son portrait, petite fille suçant son doigt, perdue
dans un trop grand fauteuil). A côté de Germaine, son
frère Emmanuel dans une pose curieuse, canotier rabattu sur
les yeux, mains satisfaites sur le ventre. Puis une cousine, la
baronne Edouard de Galy. Une autre cousine, madame Pascal. Ensuite
Amédée Tapié de Celeyran, père de Marie
Tapié de Celeyran (il tire la langue à l'abbé
Peyre, précepteur des garçons, qui prend la photo).
Vient ensuite, posant un doigt volontaire sur le dossier de la chaise
et pouce dans la poche, le beau cousin Louis Pascal, camarade d'Henri
à Paris au lycée Fontanes (aujourd'hui Condorcet)
et dont Henri a peint le portrait (actuellement au musée
d'Albi), il est ici à côté de sa mère;
à noter son gilet très échancré et son
noeud de cravate blanc en plein après-midi. Ensuite un cousin
de Marie-Thérèse, le marquis d'Aubergeon, avec un
grand chapeau de feutre. Puis Raoul, le frère aîné
de ma grand-mère, appelé par Lautrec, qui avait aussi
fait son portrait au fusain, « mon cousin osseux ».
Raoul et Henri étaient amis d'enfance et échangeaient
à cette époque une correspondance très technique
sur leurs commandes de jouets. Vient ensuite la mère de Marie
Tapié de Celeyran, Alix de Toulouse-Lautrec, madame Amédée
Tapié de Celeyran. |
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Malromé. Henri et M. Viaud, 1899. Henri, les derniers temps,
avec M. Viaud, son « cornac » comme il disait. A la sortie
de son séjour dans la maison de santé du docteur Sémelaigue,
le château Saint-James, rue de Madrid à Neuilly, sa mère
l'a confié aux soins de Paul Viaud, un Bordelais qui veille
sur Henri constamment (mai 1899). Lautrec ne prendra du reste pas
ombrage de ce « gardien » avec lequel il se lie très
vite d'amitié. Ce même Viaud du reste sera impuissant
à l'empêcher de se remettre à boire. A l'automne
1899, Henri fera le portrait de Viaud. Au-dessus de la cheminée
de la salle à manger se trouve un emplacement destiné
à recevoir une peinture. Lautrec imagine d'y faire figurer
Viaud, en amiral du XVIIIème siècle sur le pont d'un
navire, appuyé au bastingage, dans un habit écarlate,
le chef couvert d'une perruque « à frimas » avec
un catogan noué sur la nuque. Hélas, Lautrec est épuisé
et le portrait restera inachevé. Henri qui n'en peut plus qui
se remet à boire, l'hallali, comme il dira, n'est plus loin.
Il meurt l'année suivante à Malromé dans la nuit
du 9 septembre 1901 à deux heures quinze du matin alors qu'un
orage gronde au-dessus des toits du château. Lautrec, qui tout
d'abord avait été enterré au cimetière
de Saint-André-au-Bois, repose définitivement au cimetière
de Verdelois, à quelques kilomètres de Malromé. |
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Au Bosc, Henri et Gabriel sur le tricar Bollé à pétrole.
Henri a l'air ravi de ce nouveau jeu proposé par son inséparable
cousin. On sait que Lautrec, curieux de tout, s'intéressait
particulièrement au sport cycliste et qu'il passait son temps
au vélodrome (il fera des croquis de cyclistes et une affiche
pour la chaîne Simpson). Le cliché nous permet de voir
ses jambes atteignant de justesse aux repose-pied de la machine. «
Ah ! la vie ! la vie ! » lançait souvent Henri. |
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